LES HARMONIES DE COULEURS.
Un
sujet évidemment déterminant puisqu’il est au centre du
travail de la couleur. Ici pas plus qu’ailleurs en peinture il n’y a
de règle absolue mais seulement des pistes sérieuses qui
peuvent conduire à une harmonie réussie et éviter
de travailler dans une totale inconscience de ce que l’on fait.
Pour
bien comprendre et appliquer tout ceci, il est indispensable de jongler
avec les notions expliquées en page 2 et 3 et qui concernent
les couleurs et les mélanges.

Harmonie
ou cacophonie ?
On
pourrait considérer que la notion d’harmonie est purement subjective.
Pourtant les dames savent quand les associations de certains coloris
de vêtements sont réussies, inesthétiques ou choquantes,
elles savent apprécier un bouquet de fleurs quand les divers
éléments qui le composent sont en cohérence avec
les autres. Que dire alors de la peinture, un domaine autrement riche
en expression et en ressources qu’un chemisier ou un chrysanthème?
Regardons les deux bandes colorées situées au-dessus et
au-dessous de ce texte. Laquelle des deux vous semble la plus harmonieuse?
Si vous êtes fan de kitsch et de Jeff Koons, il y a de fortes
chances pour que vous préfériez celle du dessus, mais
si votre sensibilité est choquée par les extravagances,
vous préférerez certainement la bande colorée ci-dessous.
Les accords sont plus délicats, les couleurs sont travaillées
en nuances de saturations contrairement à l’exemple ci-dessus
où elles sont toutes au maximum de leur saturation, on peut les
considérer comme “criardes”, mais chacun est libre
de préférer les aboiements d’un fox-terrier au requiem
de Mozart.

Cacophonie ou harmonie ?
Itten
qui a enseigné au Bauhaus dans l’entre-deux guerres fait remarquer
qu’il existe des harmonies subjectives et d’autres objectives. Les subjectives
sont celles vers lesquelles nous allons spontanément: moi j’aime
le bleu, moi c’est le rouge, moi c’est le vert, etc. Nous pouvons nous
en satisfaire, mais c’est au risque de nous interdire des découvertes
enrichissantes qui affineront notre sensibilité.
Le
choix d’une harmonie dépendra de ce que nous avons à exprimer,
c’est la prise de conscience et le respect de notre intention qui donnera
sa cohésion à notre création. Nous devrons jouer
pour cela sur les éléments physiques de la couleur, à
savoir les tons, les températures, les valeurs, les saturations. C’est en jonglant habilement avec ces différents éléments
que nous créerons des climats colorés cohérents,
subtils et originaux. Le chaos et le “n’importe quoi” sont
les ennemis de l’harmonie. Pour éviter le chaos, nous choisirons
un ton ou une famille de tons qui dominera dans la composition
et lui conférera l’unité de son climat coloré.
Des caractéristiques qui domineraient de manière excessive
entraîneraient la monotonie, c’est pourquoi il faut aussi
des différences, de la variété qui donnera
de la vie à l’ensemble, grâce à des contrastes intégrés.
Unité
dans la variété et variété dans
l’unité”, tel était déjà le
principe esthétique fondamental selon Platon.
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Comme
écrit ci-dessus, l’unité s’obtient pas des éléments
dominants, la variété par des contrastes et
ceci concerne les tons, les températures, les valeurs et les
saturations. Le tableau ci-dessous peut être considéré
comme la synthèse des principes d’harmonie; il peut sembler fort
méthodique, mais il a le grand mérite de clarifier ce
qui se passe dans l’esprit du peintre, consciemment ou inconsciemment,
lorsqu’il est préoccupé par ses harmonies de couleurs.
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DOMINANTE
|
CONTRASTE
|
TON
|
X
|
X
|
TEMPÉRATURE
|
X
|
X
|
VALEUR
|
X
|
X
|
SATURATION
|
X
|
X
|
Les
cases en gris seront à penser et à remplir selon les décisions
de chacun et différemment pour chaque tableau.
On aura compris que pour atteindre une harmonie, il est nécessaire
de faire dominer un ton ou une famille de tons, idem pour les températures,
les valeurs et les saturations. D’autre part, il sera nécessaire
pour la vie du tableau d’introduire des éléments de contraste.
La reproduction ci-dessous nous aidera à mieux comprendre l’importance
de tout ceci.
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|
Dans
cette composition apparemment simple si ce n’est simpliste,
Klee a joué avec une grande habileté sur les
quatre aspects des couleurs que nous venons de parcourir.
Si nous analysons cette peinture en fonction du tableau
“dominante – contraste”, nous remarquons:
–
que le peintre a choisi de faire dominer les tons appartenant à la famille des verts et de faire contraster
un orangé rouge. Le jaune contraste également,
mais comme il est plus proche du vert que l’orangé,
du point de vue des tons, il contraste moins.
–
que les températures dominantes sont relativement
froides et que le contraste est chaud. Notons que la temérature
dominante est naturellement associée au ton qui domine.
Si le vert domine, la température dominante sera
automatiquement froide.
– que les valeurs dominantes sont assez sombres et
que les valeurs contrastes sont très claires, proches
du blanc pour certaines. Plissez les yeux pour bien percevoir
les carrés les plus clairs.
– que les saturations dominantes sont des tons cassés,
qui contiennent du noir et que les saturations contrastes
sont beaucoup plus pures, ce sont des tons modulés,
composés de tons voisins dans le cercle chromatique.
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Quelques remarques complémentaires nous permettront
de comprendre l’impact que tout ceci peut avoir dans le
choix d’une harmonie et dans l’expression qui en résulte:
–
Selon vous, quelles sont les zones qui attirent le plus
le regard? Je suppose que vous êtes d’accord pour
estimer que ce sont les carrés orangés et
les jaunes. Nous en déduisons que ce qui attire
le regard, c’est la zone où se trouve le ou les contrastes.
Déduction, la dominante habitue les yeux, le contraste
les attire.
Imaginons que les yeux fermés, nous nous régalions
d’un rare silence qui dure depuis un quart d’heure. Tout
à coup un miroir se détache du mur et se brise
en un tas de morceaux. La dominante silence se trouve rompue
par le contraste bruit, surpris, nous sursautons.
Imaginons encore que nous sommes sur un chantier avec bull,
grue, bétonneuse… en pleine action. Soudain la
grève, tout s’arrête. La dominante bruit est
rompue par le contraste silence. Etonnement, notre attention
est captée ailleurs.
C’est la différence, le contraste qui surprend, c’est
la “note sensible” en musique par rapport à
la dominante!
–
Les quatre contrastes peuvent être situés dans
les mêmes zones ou non, certains verts contrastent
du point de vue de la valeur, mais pas du point de vue du
ton puisqu’ils appartiennent au groupe dominant.
Tout ceci permet à l’artiste de jouer sur une infinité
de nuances qui engendreront chaque fois une expression et
une émotion différentes.
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Reprenons
le tableau ci-dessus et remplissons-le en fonction des choix décidés
dans cet exemple par Klee.
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DOMINANTE
|
CONTRASTE
|
TON
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Vert
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Orangé
|
TEMPÉRATURE
|
Froid
|
Chaud
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VALEUR
|
Assez
sombre
|
Très
claire
|
SATURATION
|
Tons
cassés
|
tons
modulés
|
De tout ceci, tirons quelques conclusions de première importance
pour le peintre.
– Une des premières questions à se poser est: quel climat
coloré servira au mieux mon sujet? Le choix des quatre éléments physiques associés
à la notion de couleur en dépendra.
– Une
autre question déterminante: quelle zone de mon tableau doit
de préférence attirer le regard? Sur quels contrastes
vais-je jouer pour atteindre ce but?
– Vais-je introduire un contraste discret ou un contraste nettement
affirmé ? Car le contraste peut être proche du groupe dominant
ou il peut être distant. Plus il sera distant et plus il attirera
le regard avec insistance.
–
Notons encore qu’il existe deux grands types d’harmonies, les harmonies par variations et les harmonies par oppositions.
Les harmonies par variations consistent à choisir un groupe
restreint de tons dominants et un contraste qui lui est proche. On décline
un ton dans ses différentes directions tonales, ses différentes
valeurs et saturations.
Les harmonies par oppositions consistent à choisir un
groupe dominant soit restreint soit plus étendu et un ou des
contrastes de tons opposés.
Les
couleurs joyaux
Il est très important de prendre conscience de cette notion
si on veut développer un tempérament coloriste.
Qu’est-ce qu’une couleur joyau? L’expression établit une
comparaison entre une couleur et un bijou, une pierre précieuse.
Dans un bijou, la monture est destinée à supporter
et mettre en valeur le diamant ou la pierre précieuse.
Il en va de même dans une peinture dès qu’on se préoccupe
des harmonies de couleurs. Certaines couleurs joueront le rôle
de monture, d’autres de joyau.
Beaucoup
d’amateurs imaginent que pour qu’un tableau soit coloré,
il faut que toutes les couleurs soient à leur maximum de
vivacité et ceci est totalement faux car si tous les tons
se mettent à hurler, il devient impossible d’en entendre
aucun. Il existe une différence fondamentale entre des
accords criards et des accords colorés. Lorsqu’on construit
une composition en terme de couleurs, il faut savoir lesquelles
doivent devenir les plus sensibles, lesquelles vont davantage
capter le regard, ce qui évitera à celui-ci de vagabonder
à travers tout le tableau de manière indécise
et chaotique, sans trouver de repère où s’arrêter
et prendre le temps de contempler.
C’est
ainsi qu’on verra des peintres coloristes décider tantôt
qu’une seule, tantôt plusieurs zones de leur tableau acquerront
une vibration colorée différente de celle des autres
tons. Regardons le tableau de Chagall ci-dessous.

Que
pouvons-nous constater?
–
Certaines couleurs sont très vives, d’autres sont beaucoup
plus discrètes, tel le blanc, le noir, quelques gris colorés
et quelques tons rompus ou cassés (voir ces notions).
– Les tons les plus vifs sont le rouge, le vert et le bleu.
– Fixons par exemple la tache rouge. le “triangle” sous
le nez du visage vert. Nous pouvons remarquer que ce rouge est
très différent selon les zones de cette surface.
Vers le bas il se teinte de noir et s’assombrit fortement pour
s’éclaircir tout en devenant plus pur vers le haut, à
partir du niveau de la bouche jusque sous le nez. C’est cette
petite surface de rouge qui est la couleur joyau, parmi tous les
rouges et une des couleurs joyaux de l’ensemble du tableau.
– Prenons conscience de l’application de ce même principe
en fixant notre attention sur le vert et sur le bleu et remarquons
que ces zones vives sont très peu étendues. Malgré
et grâce à cela, le tableau dégage une impression
de vie intense des couleurs.
Le
tableau ci-dessous est de Claude Verlinde, on y retrouve l’applicaction
du même principe. Remarquez la discrétion de la large
majorité des nuances colorées: gris, gris colorés,
tons cassés… Sur ce fond reposant se détachent
des couleurs qui deviennent aussitôt sensibles: la coiffe
orangée, le timbre rouge, le bleu du pourtour des plumes
qui, à côté du bleu assombri de noir vers
l’intérieur en devient lumineux. Regardez aussi le rose
dans le fond, il devient délicatement sensible dans la
zone qui entoure la plume de gauche tandis que le reste est plus
rompu. Remarquez au passage qu’une surface qui présente
de légères nuances est toujours plus vivante qu’une
autre qui est uniforme.

Notons
qu’un peintre peut être davantage sensible à d’autres
aspects plastiques à tel point que certains négligent
la couleur et les harmonies, mettant l’accent sur le dessin, la
matière, l’énergie, la composition, le concept,
etc. A chacun son truc comme disait je ne sais plus quel penseur
qui avait un sens aigu de la formule concise.
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L’art de faire vibrer une couleur, de créer un ton joyau.
Pour qu’une couleur atteigne un haut degré vibratoire, il est important que les autres se retranchent avec discrétion pour laisser à celle-ci le soin de jouer le premier rôle. Ce sera généralement là où le peintre souhaite attirer le regard pour lui apporter une dose de contemplation.
Prenons l’exemple extrême de deux tons complémentaires, le rouge et le vert.
Juxtaposés dans leur saturation extrême,
ces deux couleurs seront hurlantes, elles rivaliseront en intensité pour prendre chacune le premier rôle. Reste à savoir si on préfère le hurlement ou la finesse des harmonies.
L’exemple ci-dessous illustre une situation où les deux couleurs sont chacune à leur maximum de saturation tout en étant à peu près d’égale valeur. L’une et l’autre entrent en conflit pour jouer un rôle de premier plan, au risque de dérouter le regard en créant un choc difficile à encaisser par la sensibilité rétinienne. Les deux couleurs rivalisent, parlent haut et fort en même temps, au détriment d’un véritable dialogue entichissant, comme dans nombre de relations humaines…
Dans ce deuxième exemple, le vert a été cassé par le noir tandis que le rouge a conservé sa saturation et sa valeur. Le vert s’est discrètement retiré pour laisser au rouge le soin d’afficher sa personnalité dans tout son éclat. Le contact n’est plus criard, le vert est à l’écoute du rouge et permet à celui-ci d’exprimer la richesse de sa spécificité.
Troisième exemple. C’est au tour du vert d’affirmer toute la richesse de son caractère. Pour cela, c’est la rouge qui a témoigé d’une sage humilité. Il s’est modestement retranché, avec une généreuse abnégation consciente du bénéfice qu’elle apporte à l’harmonie.
Conclusion: il ne s’agit ici que d’un exemple, mais dans une composition complexe, il sera important de doser chaque couleur en fonction de sa saturation, mais aussi de sa valeur, par rapport à chaque autre, selon le climat harmonieux et spécifique qu’on souhaitera créer.
Tout ceci ressemble à un orchestre symphonique où chaque instrument joue avec une intensité variable pour respecter l’expression du phrasé et la logique de l’harmonie.
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Remarque: certains peintres sont coloristes, d’autres plus “atmosphéristes”, “matiéristes” ou plus dessinateurs. Ceux qui sont spontanément coloristes sont rares, mais chacun peut le devenir par la connaissance, par la réflexion et surtout par la pratique. Un artiste à tendance “dessinateur”, c’est-à-dire surtout sensible à la ligne, au contour, devra peut-être travailler des années avant de sentir qu’il maîtrise la tache, la couleur et les harmonies. Mais les progrès se feront par étapes et le desssinateur se sentira de plus en plus à l’aise avec la couleur. Il n’y a aucune astuce qui vous permettra de réaliser d’emblée et avec certitude une belle harmonie, les éléments à mettre en œuvre sont trop nombreux et chacun contient sa complexité. Les “initiateurs” qui font miroiter le contraire tentent seulement de vous appâter avec un argument à peine digne d’un marketing amateur. Méfiance, surtout dès que de l’argent vous est demandé !
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